Mutinerie à bord: prendre la gouverne de ses émotions


Huile sur toile par  Helena
Samedi midi, les ados se lèvent à tour de rôle, se précipitent dans le frigo pour apaiser leur appétit vorace.  Une fois le deux litres de Tropicana et le pain entier engloutis, ils se bousculent devant l’ordinateur pour aller sur facebook.  Ils auraient peut-être raté une publication importante depuis leur dernière vérification avant d’aller au lit  tard hier soir.  Je leur demande de ramasser leur chambre et de nettoyer  le sous-sol, car il y a de la visite en  soirée.  Je crois déceler un grognement sourd en guise de réponse. Cela n’augure rien de bon. Deux heures plus tard, un intermède suffisant pour leur permettre d’émerger de leur léthargie et de se mettre en action, le sous-sol demeure en désordre. Les assiettes sales n’ont pas trouvé le chemin du lave-vaisselle et les vêtements informes, en tas sur le sol, celui de la laveuse ou à tout le moins du panier à linge. J’ai la moutarde qui me monte au nez, un désagréable sentiment d’être ignorée, non respectée dans mes exigences minimales. N’avions-nous pas  pris entente pour une contribution commune à l’entretien des lieux?  Je ne suis pas d’humeur à jouer à la mère ‘’cool’’ aujourd’hui. Je sens que je vais laisser mon ‘’parent inadéquat’’ passer à l’offensive pour rappeler à ma progéniture ramollie et boutonneuse que je ne suis pas la boniche de service et que j’exige de la considération sous mon toit.
Le visage crispé, le regard venimeux, j’ouvre la bouche et ….la referme. Je me rattrape au dernier moment, l’index pointé en direction de mon ingrate marmaille. J’ouvre la bouche à nouveau et lance d’un ton courroucé :  ‘’J’ai envie de m’énerver et même de vous arracher la tête, mais cette émotion m’appartient, je ne veux pas la décharger sur vous. Je vais dans ma chambre pour régler ça avec moi-même. NE VENEZ PAS ME DÉRANGER…SOUS AUCUN PRETEXTE. ’’ Et je tourne les talons.  Le ton ne laisse place à aucune réplique.
Les ados redressent la tête. Ils sont sans voix. Ils avaient déjà commencé à faire le dos rond pour se blinder contre la crise imminente, une soufflante, celle qui décoiffe même un look sculpté au gel extraferme.
Cette volte-face les déstabilise. Ils avaient vaguement remarqué quelques récents changements dans mon comportement, un peu plus d’ouverture et de sourires. Un brin de folie, parfois. Ils en avaient même parlé, puis avaient décrété qu’après tout ce temps passé dans ma chambre à méditer, il fallait bien que j’allume sur quelque chose.
À l’étage, étendue sur mon lit, je reste concentrée sur ma colère. Je plonge  tout au fond de cette émotion pour aller au bout, en trouver la source.  J’essaie de la définir. Je me sens dévalorisée, ridiculisée, utilisée comme si je n’avais aucune valeur à leurs yeux.  Pourquoi suis-je si vexée ? Je sais que mon exaspération envers les enfants est démesurée. Quelqu’un d’autre en pareilles circonstances réagirait différemment, pourrait être impassible. Et c’est exactement ce que je recherche, devenir neutre, ne plus me laisser gouverner par mes émotions, comme si j’en étais l’esclave, complètement à leur merci. Je veux trouver mes failles et les colmater. Retrouver tout mon pouvoir.
 Je replonge dans ma colère. Si je réagis si vivement, c’est que je suis vulnérable. Il y a une fragilité chez moi qui vient d’être heurtée, et cela me ramène au sentiment d’être bafouée. D’où me vient cette fragilité ? J’ai assurément déjà vécu une situation similaire et j’en garde des séquelles.  J’essaie de tirer sur le fil de mes souvenirs, comme si je feuilletais des albums photos pour trouver le cliché qui ferait sens. J’évoque des possibilités… sans succès, puis je fais le vide…en fait j’essaie. J’ai aussi cette impression que mes ados complotent contre moi pour me manipuler et cette idée est intolérable. Cette dernière pensée me ramène instantanément à un souvenir douloureux. J’ai trouvé! Tout mon corps est envahi par une secousse électrique comme si j’avais mis le doigt dans la prise de courant. Je sais que je viens de cerner la blessure à la source de ma colère.
Je me revois adolescente. Andrée, ma meilleure amie, habite à deux coins de rue de chez moi. Je vis pratiquement chez elle.  Dans notre groupe d’amis, deux autres copines forment un duo d’inséparables, Maude et Anne-Sophie. Une scissure vient de se produire.  Anne-Sophie, follement amoureuse de son premier petit ami, accorde moins de temps et de place dans sa vie à Maude. Délaissée, celle-ci cherche une nouvelle complice et vient se réfugier chez Andrée au moment où je suis absente pour quelques jours. Je reste à la maison pour m’occuper de ma mère. Je suis inquiète pour sa santé et je reste aux alentours; mais je refuse d’en parler. Je ne parle jamais de ma vie de famille, ce sujet est classé zone interdite. De toute façon, Andrée a l’habitude de mes courtes errances et ne s’en formalise jamais. Or, le jour où je reviens reprendre mes aises auprès d’Andrée, la place est prise. Maude me regarde avec un sourire moqueur. Elle m’attendait.
-Où étais-tu,  encore dans tes livres ?
-Euh non, j’étais occupée…c’est tout.
-C’est ça, occupée… occupée à te rendre intelligente, madame l’intello qui sait toujours tout. T’as appris des nouveaux mots pour faire ta fraîche?!
Les deux nouvelles comparses ricanent. Elles se paient ma tête avec méchanceté.  Je ne comprends pas ce qui me vaut cette attaque mais je réalise trop bien que je viens d’être expulsée. Je viens de perdre ma gang et ma meilleure amie.
Je sens tout mon intérieur se liquéfier et brûler comme si je venais d’ingurgiter de l’acide. J’ai du mal à ne pas fondre en larmes. Je suis complètement désarmée. Et Maude s’acharne, elle piétine sans ménagement mon amour-propre et je suis incapable de me défendre. Je suis au sol, vaincue…un poignard planté dans le dos.
Je balbutie une excuse pour fuir la scène au plus vite.

La mère d’Andrée, qui a assisté à mon éviction sans intervenir,  hoche la tête de droite à gauche en soupirant.
Au lieu de me laisser filer, elle me rattrape au passage et me dit dans son jargon québécois : ‘’Va falloir que tu apprennes à te tenir debout ma p’tite, à dire les affaires, ça pas d’allure de te laisser manger la laine sur l'dos comme ça.’’ 
Je l’ai regardé sans rien dire, les sanglots dans la gorge et je suis partie. J’ai erré de longues heures dans les rues du village, la tête vide, les entrailles ravagées et l’estime de moi écorché vif.
J’ai trouvé refuge dans les livres de ma bibliothèque pour le reste de l’été. À la rentrée scolaire, j’ai noué de nouvelles amitiés et continué ma route, les épaules un peu plus recourbées. 
J’avais enfoui cet épisode au fond de mes souvenirs, sans en avoir jamais parlé à qui que ce soit, et voilà que cette blessure vient d’être ravivée, en des circonstances complètement différentes. L’attitude de mes ados me ramène à cet affront, à ma valeur bafouée, à mon estime de moi  lacéré.
Étendue sur mon lit, immergée dans ce souvenir, je sens ma colère s’atténuer. Mais cela ne me suffit pas. Je veux définitivement effacer l’empreinte de cette mémoire sur ma vie. Appuyer sur ‘’delete’’ comme on purge les encombrants de son ordinateur. J’ai la profonde conviction que si mon inconscient peut emmagasiner ces données et les réactiver à souhait, il peut aussi les expulser.
Je replonge au fond de moi. Je me visualise comme un circuit informatique et je neutralise cette mémoire, je l’évacue de chacune des particules de mon être, je la chasse de tous les recoins. Je fais le vide avec toute la puissance de ma volonté.  Je crée un espace vacant. Et je le rempli à ras bord de lumière vive. Puis, je prends le temps, tout le temps nécessaire pour ressentir un profond soulagement. 
Quelques instants plus tard, je sors de ma chambre, apaisée, allégée. Et tellement fière de moi. Me rattraper au vol et réparer cette blessure au lieu de me laisser emporter par la colère n’est pas un exercice facile. En général, on constate les dégâts après, rarement avant de les causer. Freiner ses émotions revient à stopper une vague qui nous emporte. On s’imagine à tort que nous suivons un mouvement lancé contre nous et malgré nous, alors que nous causons  nous-mêmes ce remous.
Le drapeau blanc est levé. Fin des hostilités.
Je propose à mes ados une heure de corvée intensive sur fond musical. Quelque chose d’entrainant et d’intergénérationnel, comme les Beatles.  L’effort sera récompensé par une petite gâterie, très chocolatée.
Les ados se déhanchent au son de la musique en nettoyant le sous-sol et moi, j’enroule le tablier autour de mes hanches avec le goût d’ajouter une grosse dose de gratitude et d’amour dans ma recette. Surtout de la gratitude.
J’ai encore du mal à croire que je peux, par moi –même, me soigner de mon passé. Et pourtant, je suis entrée dans ma chambre hargneuse et j’en ressors aérienne, sans avoir usé d’aucune substance chimique pour me calmer.  Et j’ai épargné à mes enfants une autre décharge émotive. J’ai compris que leur attitude n’avait rien à voir avec un accroc à ma sacro-sainte autorité parentale, mais une réaction à mes propres vulnérabilités. Ils n’avaient aucune intention de saccager mon amour-propre à grand coup de running shoes. C’est leur prêter de mauvaises intentions, un réflexe si commun pour justifier nos humeurs. Une attitude défensive pour protéger une zone de haute sensibilité. Une aberration,  comme toute situation conflictuelle.
À la fin de cette mémorable journée, je mords à pleine bouche dans mon petit fondant au chocolat et je regarde, les yeux rieurs, mes ados se disputer le dernier gâteau : ‘’Ils sont trop bons m’man’’
J’entends les accords de la pièce ‘’Imagine’’ de John Lennon. :  Imagine all the people, leaving life in peace….Je pousse quelques notes avec ferveur, les ados me regardent horrifiés. Cette fois-ci, je reçois le discrédit sans m’offusquer.  Je fausse atrocement, mais j’assume totalement ce travers. Un simple défaut de fabrication.
À moins que…Mmmm ,  je pourrais peut-être me plaindre au fabricant…Allo  p’pa ?




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Commentaires

  1. J'avais oublié à quel point tu écris si bien. Bravo. Il faudra que tu m'expliques un jour ce qu'est la médecine intuitive.
    Au revoir, Ann

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